Lettre n. 66 |
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Weisi, 9 mai 1936. Mes chers Parents, Mes chers frères, mes chères soeurs, Enfin, nous sommes
arrivés hier soir. Et personne n'était là pour nous recevoir. Nous
avons dû commencer par enfoncer les portes, heureux quand même,
parce que nous étions chez nous. C'est que les missionnaires Melly et
Coquoz avaient dû fuir devant les communistes. Ils étaient, en
effet, à deux jours d'ici, et comme ils se déplacent avec une
rapidité étonnante, deux jours comptent à peine pour un chez eux.
Je parle des communistes. Il y en a de très mauvais. Ainsi, dans un
village où nous sommes passés, il y a 4 jours, ils avaient si bien
pillé que nous ne trouvions rien, ni pour nous, ni pour les bêtes ;
et puis deux demoiselles protestantes y tenaient une mission; n'ayant
pu saisir que leur domestique, ils l'ont brûlé à petit feu ! il n'était
pas encore mort à notre arrivée. D'autres bandes moins brutales
pillent et mettent à mort les riches seulement. Quant aux
missionnaires, ils aiment à les capturer, espérant les rendre contre
de fortes rançons ; les rançons ne venant pas, ou bien ils les
tuent, ou bien ils les lâchent. Pour nous, nous avons fait le voyage
avec eux, tantôt avant. Ainsi, à peine étionsnous à Yunnanfou,
qu'ils s'approchaient de Le voyage à mulet a duré neuf jours. Nous partions le matin, vers les 5 heures, pour arriver le soir, vers la même heure. Coucher: dans des auberges chinoises, ce qui correspond à des granges chez nous, sauf qu'il y a beaucoup plus de puces et de punaises. Un soir, celles-ci nous ont complètement empêché de dormir. Pays : sauvage ; nous montions et descendions par des endroits aussi raides que le chemin que le boiteux avait fait pour monter aux Crettes. Nos bêtes - chevaux, mulets, mules - ne mangeaient que de la paille de riz et, trois fois par jour, ce que nous appelons une embottée de fèves56. Nous-mêmes, mangions un peu de provisions que Frère Duc avait prises, et du riz que nous achetions. Les autres produits chinois ne nous descendaient pas, nous faisaient mal au cou. C'étaient des fromages faits avec des haricots, fades et amers, des gâteaux de riz, d'autres gâteaux crûs : on prend de la farine, on y met de l'eau et je ne sais quoi, et on brasse le tout; ça ressemble au pain, avant de le mettre au four. Où
je suis maintenant ? Dans la plus jolie maison de Weisi et dans
une chambre à mon goût : elle ressemble tout à fait à celle qui
est contre le grenier, en haut-dessus, mais elle est deux fois plus
petite. Elle est mi-boisée, entre la fenêtre et le mur: on peut y
mettre le doigt. Meubles : une grosse table qui balance, des malles
vides. Le lit: une arche remplie de grains de maïs, sur laquelle
repose une paillasse ; il y a draps et couvertures : c'est du luxe ;
je m'étais déjà habitué à dormir sur Ce que je fais: la même chose qu'au St-Bernard, sauf que j'étudie le chinois, que je prie un peu plus, parce que je suis un peu plus loin de vous... Joséphine, j'ai reçu
ta lettre à Yunnanfou, Oh ! comme elle m'a fait plaisir. Mais,
cruelle, ne dis pas que tu ne me verras pas. Bien sûr, je suis
presque étonné moi-même du coin où j'ai pu venir m'équouzever57
; je ne pensais pas qu'on puisse aller si loin. Oui, mais nous
croyons, n'est-ce pas ? Nous croyons au ciel où Dieu nous réunira,
nous qui nous sommes séparés pour le servir, où nous veillerons
pour toujours, nous regardant les yeux dans les yeux, sans souci
pour toujours. Et ce jour vient. Et puis, je pense
à vous si souvent ; quand vous vous levez le matin,
je suis déjà à 11 heures et même à midi; je vous
ai déjà recommandés au Bon Dieu, au bon Père
des cieux; quand vous vous dépêchez par les chemins
ombreux, quand vous portez la terre, quand vous
vous chicanez, quand vous avez soif, quand vous suez, entendez-moi, je
suis tout près, car, à chaque instant, je dis à Et maintenant, j'ai presque fait le tour du monde : j'ai vu et j'ai senti que partout les gens sont malheureux, que le vrai malheur consiste à oublier Dieu, qu'à part servir Dieu, vraiment, rien ne vaut rien, rien, rien58. Ma lettre est très incomplète ; je la compléterai plus tard ; j'en ai encore tant à vous dire. En tout cas, ne vous faites pas de soucis. Les communistes ne nous prendront pas ; nous savons fuir, et si quelque chose arrive, le télégraphe, qui est à cinq jours d'ici, vous avertira. Vous pleurez? Je pleure avec vous ; je vais bien et vous de même, n'est-ce pas ? Chanoine
Maurice Tornay |
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Embottée : gerbe, javelle |