Lettre n. 65

 

 

 

Hanoï, 27 mars 1936.

Mes chers Parents

Mes chers frères, mes soeurs que j'aime tant,

Mon porte-plume est à sec, comme un vieux tonneau; ne vous offensez pas de ce méchant crayon qui va vous empêcher de pleurer et de lire en même temps : ce sera si peu lisible ; mon cerveau, il y a dedans à peu près autant de désordre que dans le tiroir où vous tenez les ficelles, les papiers, etc. Ne cherchez donc pas trop de logique.

Donc nous avons quitté la mer, mercredi, le 25. Le bateau a gagné une semaine en brûlant les étapes et surtout, les arrêts. Sur 28 jours de traversée, trois jours de mal de mer; résultat : tout va bien, et une expérience de plus ; autre résultat - celui-ci, tous l'ont obtenu - c'est l'effet d'un long voyage sur mer: un peu fatigué, tête en l'air et, quand on marche, on dirait qu'on est en barque.

Il nous reste à faire trois jours de chemin de fer, jusqu'à Yunnanfou ; deux jours de camion, jusqu'à Tali, et dix jours de caravane, jusqu'à Weisi, c.-à.-d. notre résidence. Entre Yunnanfou et Tali, la route est faite. Cela nous abrège le chemin de dix jours et même plus. Jusqu'ici, je n'avais pas espéré un voyage si bon ; depuis ici, ce sera plus intéressant, plus court (en comptant les arrêts, nous mettrons tout au plus 25 jours), peut-être un peu plus fatigant. Ici, nous restons quatre jours. Nous sommes dans ce qu'on appelle une "Procure". C'est une maison tenue par des missionnaires, pour les missionnaires de passage55 Nous y prions, nous y reposons sur des lits de mon goût: le matelas consiste en un cadre de bois ; dans ce cadre, est fixé un treillis de joncs ou en bambou, comme ces chaises que nous avions à la chambre ; ce matelas est posé sur des tringles de fer croisées. Quant aux draps de lit, celui de dessous, c'est un tapis en paille de riz; celui de dessus, une couverture ou deux, à volonté. Nous y buvons du vin, du café ; nous y mangeons des bananes, des choux, des soupes comme chez nous. C'est un peu européen et un peu tonkinois. Nous nous amusons. Des missionnaires nous racontent leurs histoires de brigands, bien sûr... Les missionnaires sont très amusants, sans compliment. Ils entrent chez vous et s'assoient n'importe où, sans vous demander la permission. Ils fument, sans se douter que la fumée puisse vous déplaire. Pour se connaître, suffit de se voir, à peine besoin de se toucher la main ; chez eux, on est chez soi, chez soi, c'est aussi chez eux ; ils nous présentent à fumer, mais ils préfèrent qu'on refuse, parce qu'ils n'ont pas trop de tabac. Voilà comme je vais devenir. M'aimerez-vous encore ? Pour moi, je ne vous oublie point. Quand vous levez la terre, quand vous décombrez, quand vous soignez les vaches, quand vous taillez, quand vous fossoyez la vigne, mes prières sont avec vous. Je vous demande de ne pas vous faire de faux soucis. Si quelque chose d'alarmant se produit, vous en serez avertis aussitôt par télégramme et tout autre moyen. Je ne vous écrirai plus, jusqu'à mon arrivée. En auto, en mulet, c'est pas facile. Ceci part par avion, demain ; en 10-12 jours, vous devez la recevoir. Passez-la à Cécile, à Louis. Je n'ai pas assez de temps pour leur écrire, ni assez d'argent; ça coûte cher. Faites de moi un bon missionnaire.
Adieu.                                                                                         Maurice.

L'adresse que je vous avais donnée pour Haïphong est fausse.

 
 

55  souligné dans l'original