Lettre n. 67

 

 

 

Weisi, 2 juin 1936.

 

Cher Monsieur le Prieur, Chers Confrères,

Lors du départ, quelques-uns nous ont dit: « Un peu de notre coeur s'en va avec vous »; d'autres, exprimant la volonté et la pensée de tous: « Nos prières vous accompagnent». Nous nous en sommes aperçus ; nous nous en apercevons toujours. Merci beaucoup. Mais il faut que vous ayez votre récompense et que vous sachiez où un peu... beaucoup de vous-mêmes est venu. Eh bien, c'est à Weisi, dans la Mission catholique. A Weisi, c'est-à-dire dans un bourg un peu plus petit que Liddes, un peu plus gros que Reppaz, sis dans un creux, au flanc de l'un des coteaux d'une vallée qui descend vers le Nord. Dans la Mission catholique, c.-à.-d. dans une maison qui a la forme d'une croix grecque, dont la chapelle compose l'arbre, dont le réfectoire et le salon, au rez-de-chaussée, la chambre de votre serviteur et une dépense, au premier et unique étage, composent le bras droit. M. Melly occupe la tribune qu'une paroi et une galerie séparent du reste de l'église. Une galerie, en effet, rôde autour de nos chambres. Elle va d'un bras de la croix à l'autre, en coupant l'arbre, c.-à.-d. en passant sur la chapelle, dont elle forme la tribune, avec la chambre de M. Melly.

Et voici comment nous vivons..., et comment vous vivez avec nous, puisque l'espace n'empêche pas l'union des coeurs bien nés. A 5h. et demie, un réveil sonne quelque part, dans une chambre ; tout le monde bondit, sauf Frère Nestor qui n'entend rien, jusqu'à ce que nous soyons à l'église. Soyez fiers de vous-mêmes, si nous ne nous levons qu'à 5h 1/2. Même ceux qui n'étaient pas dormeurs en Europe, ici, éprouvent une peine vraiment sérieuse à quitter le sommeil si tôt. A l'église : adoration, méditation, messes, offices jusqu'à 7h 1/2. Ainsi, quand vous dormez, nous veillons, nous pensons à votre réveil et nous prions pour qu'il soit agréable à Dieu; quand nous dormons, c'est vous qui veillez, n'est-ce pas ?

A 7h. 1/2, avec un café au lait qui a plus souvent un excellent goût d'eau, du pain assez bien réussi, parfois avec du beurre rance et du miel sauvage, parfois avec des oeufs, nous déjeûnons en nous racontant les rêves de la nuit passée. Après quoi, on fume une pipe. Entre deux mortifications, celle de sentir les odeurs des Chinois ou bien de se brouiller la tête avec la pipe, j'ai choisi cette dernière. Tous les missionnaires agissent ainsi, du reste.

A 8 h, le travail commence, qui au chinois, qui à la théologie, qui aux affaires.

A 10 h, chinois. Le professeur, un vieux setteuan­nais59, protestant sympathique au catholicisme, vient gravement, les moustaches tordues comme des cornes et collées avec du bouillon. C'est un exercice de lecture. Il lit; nous lisons après, martelant les accents, pour les inscrire dans nos "marteaux".

A 1l h, théologie. Et si la classe est aussi animée chez vous que chez nous, je plains les voisins.

12 h, dîner. Soupe à eau, dans laquelle nagent quelques herbettes, viande sèche ou fraîche, légumes, fèves, betteraves, pois, parfois dessert : noix. Notre cave ne fournit que du cidre et de la bière ; à raison d'une bouteille par repas, on peut, je crois, à peu près faire le pont entre les diverses saisons. C'est que nous n'avons pas de l'eau potable: celle qui trempe nos aliments est aussi jaune que la Dranse est noire au mois de juin.

Après le repas : pipe, récréation pendant laquelle on se balade au jardin ou sur la galerie, écoutant M. Melly qui en a toujours de nouvelles, parlant d'Europe, parlant d'avenir.

2h, travail, théologie et chinois, leçon de caractères chinois. Même professeur. Il dessine les caractères, nous dessinons après lui. Si nous en apprenons chaque jour dix, quand les nouveaux viendront, ils sauront à qui se fier.

6h 1/2, souper et récréation. Ordinairement, on ressort les mêmes plats qu'à midi, pour l'un et pour l'autre.

Et voici avec qui nous avons à faire : plutôt (pour le moment, nous ne nous en occupons pas, ne sachant rien de rien, ou ne pouvant rien de rien, ergo), voici les brebis du R. P. Melly.

Les gosses, filles ou garçons, portent tous la culotte. Mais à la culotte, on a enlevé la trop pudique partie qui cache le derrière, parce qu'ils pourraient la salir [...]. Les grandes personnes, les hommes et les femmes, portent les pantalons. Les femmes les serrent sur la cheville, avec des bandes : ce qui leur donne l'air de cyclistes. Puis le Makoua, espèce de gilet, avec ou sans manches. Tous et toutes sont sales et dépenaillés. Nos pauvres les plus rebutants auraient bonne façon parmi eux.

Au moral: Monsieur le Prieur, faites lire à voix basse ; c'est scandaleux. Quand un Chinois vient se présenter pour étudier la doctrine, ou bien quand un mauvais chrétien devient meilleur, que faut-il faire ? Rendre grâces à Dieu ? Non. Prier ? Non. Se réjouir ? Non, pas du tout. Accepter de l'instruire ou bien avoir une meilleure idée à son sujet ? Encore moins. La première chose qu'il faut faire, c'est se méfier et dire : il vient, donc il a fait une gaffe ; ou bien, il a besoin d'argent ou de remèdes. Ces cas seréalisent au moins 98 fois sur cent. Jamais un Chinois ne dit la vérité. Entre eux, ils ne peuvent pas mentir, parce qu'ils ne se croient pas. Ils mentent par intérêt ; ils mentent sans intérêt, par habitude6o.

Un jour, M. Melly appelle le petit nègre, Joseph, et l'accuse:

- Tu as fait ceci. - Non.

- Tu as fait cela. - Non.

- Mais tu mens ? - Oui...

C'est qu'avant tout, le Chinois, nos Chinois, se préoccupent de sauver la face. Paraître bien, c'est tout ce qu'il demande; lui faire perdre la face, c'est le mettre en enfer. Et comme il est plus pécheur que d'autres, parce qu'il a attendu la Rédemption plus longtemps, il lui faut d'incroyables manèges, d'incroyables mensonges, pour dissimuler ses bassesses et pour donner l'illusion de la justice.

Chers confrères, voyez donc notre travail : ramener au Christ ces âmes qui sont peut-être les plus éloignées de son esprit, qui ne comprennent rien, absolument rien à la simplicité de l'Évangile, qui se trouvent satisfaites avec les biens de la terre, qui n'ont pas besoin de Dieu, qui n'estiment les mis­sionnaires de Dieu que pour leur argent.

Mais notre travail, c'est le vôtre, n'est-ce pas ? Et nous allons nous encourager. Au moins, le peu que nous ferons sera fait pour Dieu. Ah ! si nous aimons nos ouailles, non, ce n'est pas pour elles, c'est pour Dieu. Et puis, Dieu nous donnera l'occasion de faire beaucoup. Parfois, il faut de l'héroïsme pour ne pas les battre. Et puis, merveilleux avantage, on ne peut se fier à personne; on se fie à Dieu et aux Confrè- res. De sorte que si, par impossible, je pouvais encore choisir, je choisirais ce que j'ai choisi.

On est bien, on est heureux en mission. On broie du noir plus qu'ailleurs, mais aussi, les jours de soleil sont plus brillants.

Chers confrères, excusez ce brouillon. J'écrirai mieux une autre fois ; je vous en dirai de plus longues. J'espère, le temps passe si vite, que j'aurai bientôt le plaisir d'aller chercher quelques-uns d'entre vous, jusqu'à Yunnanfou. Ici, il y a de la place pour tous.

En attendant, mes respects à tous, mes très fraternelles affections à tous, mes spéciales reconnaissances à Monsieur le Prieur et à M. le Clavandier, et à M. Lovey pour les livres donnés et pour les livres promis, et à M. Detry, s'il est là, pour ses gentillesses dont il a le secret.

Chne Tornay.

La poste part. Fermez les yeux sur les fautes.

 
 

55  souligné dans l'original